Jaime, Antonio Reis
En 1973, Antonio Reis consacre un filme à l’oeuvre dessinée d’un paysan Jaime Fernandes, tourné sur les lieux de son isolement psychiatrique. Je suis dès l’abord saisi par la subtilité du propos enfin éloigné de cette odieuse apologie de la folie comme ressource ou cause du talent dont nous avons connu, sur le modèle d’Artaud à Rodez, de désastreux et irresponsables éloges. C’est peut-être même toute la dureté poétique de ce film : un poème de la souffrance, de la netteté de la solitude.
Cela est-il un film sur une œuvre, sur ses conditions, son incompréhensible solitude? Sur un monde lointain, l’âme incertaine qui a dû tourner en rond dans un hôpital construit comme l’arène d’une tauromachie ; le détail d’eau, de pierre, d’herbe, les lignes de collines qui à leur tour ferment ce cirque, où toute chose, l’une après l’autre, fait une forteresse de solitude?
Très singulier document, catalogue, commentaire de l’œuvre dessinée de Jaime. Mais de quoi au juste s’agit-il et pourquoi appeler cela un film? Comme si depuis le jet d’eau animé du bassin rond, centre extraordinairement déplacé comme un signe de luxe ou de pitié dans cet hôpital rude, pauvre, exposant brutalement le manque d’argent, l’absence de langage, d’intimité, de communauté; comme si toute chose était tenue à distance de ce miroir d’eau et de ce babil de fontaine. Si l’on y pense, cette eau jaillissante, brisée, remontant désespérément sa colonne est ici la seule image de la vie et la seule parole qui sorte d’un corps. Enfermée dans son miroir rond, elle est hors de la main, fragile, intouchable, perpétuelle et dure; elle parle mais elle est comme le clou liquide fiché au centre de cette arène tragique.
Tragique? Pourquoi dans cette rigueur, cette intelligence sensible et implacable de ce qu’est une chose et de ce qu’est un homme comme chose, c’est-à-dire privé de tout usage de lui-même et des autres (des hommes perchés, par exemple, comme des poules sur une tige de bois le long des murs), pourquoi Antonio Reis qui manie comme nul peintre aujourd’hui le proche et le lointain, l’ombre et la lumière (et jusque dans un grenier d’hôpital, la rencontre hasardeuse d’un parapluie et d’une machine à coudre), pourquoi et pour quel signe de désespérance et de vanité du mouvement et des apparences, pourquoi montre-t-il de l’eau?
Est-ce quelque chose comme ce cœur froid et ce centre liquide par lequel le Sigismond de Calderón, enchaîné dans sa tour, fait métaphore de sa souffrance et de son désespoir de ne pas être aimable?
Qu’est donc ce monde parcouru au compas, cette promenade des yeux sur la ligne des collines, l’herbe drue, l’eau du ruisseau courant sur les pierres, le réfectoire paysan, le dortoir silencieux et qui se referme sur une série de dessins de Jaime? Des têtes vaguement apparentées à des profils de Brauner, des chats ou des bêtes, arrondis, dos bombés, au poil serré comme des pelottes de laine dont la silhouette fait paraître sur la tête l’immobilité et la fixité pour ainsi dire éternelle d’un œil égyptien.
Un film d’Antonio Reis? Admirable poème, fait par déplacements d’images et de choses, sur ce qui reste. Ce qui reste n’est pas la cause de ce que semble conclure l’œuvre dessinée de Jaime. Toutes les choses montrées sont comme les pierres semées par un enfant perdu, non pas les jalons de son chemin de retour mais les signes tracés, semés de son abondon. Et jusqu’à l’œil vivant, mobile, humide de la chèvre, enchâssé dans une espèce de tricot de laine de ses poils.
Extraordinaire intelligence du désespoir et de la chimère qui président aux jeux des enfants. Ce que Paracelse nommait la prima materia : «Elle est visible et invisible, et les enfants jouent avec elle dans la rue.»
Ce que construit ce film est néanmoins tout autre chose qu’une mémoire ou une progression d’images, ni même ce perpétuel développement d’enchaînements fatals d’actions humaines conduisant à la tombe, au bord d’un gouffre ou à la limite d’une terre habitée où cessent (dans tout film) les actions, les paroles, et la possibilité même de suggestion des images.
Ce que ce film montre avec force (la force des choses conjointes comme paysage, intérieur, décor) n’est ni un processus, ni une explication ni une dénonciation du système carcéral de l’hôpital – les choses qui se succèdent comme des images (le lieu vide, le bassin, le gobelet et sa cuiller, la machine à coudre, le parapluie, les hommes et leurs ombres, le dénuement de l’hôpital et du paysage) sont enchaînées sans cause. Toutes sont des choses sans action ; isolées comme des objets trouvés ; si le film les enchaîne ou les énumère, elles s’additionnent en une somme mystérieuse dont ne résultent pas ces corps noirs, serrés, durs, compacts, et cependant d’une fourrure tissé sans défaut, des étranges animaux de Jaime, ou des chats nés dans un autre monde dont ils semblent garder la frontière.
Car il faut y prendre garde. Que fait ici Antonio Reis? Il n’explique pas une œuvre; il éclaire un peu plus par une extraordinaire contrainte de son sujet (quelque chose comme un désert) la magie et l’ambiguïté du cinéma. Je comprends vite que cette caméra qui serre le réel a dans son mouvement même de cadre, de mobilité dans la légèreté des travellings en diagonale (le corps des pierres, le raz de l’eau, l’effleurement des herbes), dans ce cercle insensible qui limite ce monde à un horizon court, sinuant sur un dos de collines, parce qu’il est attaché au jet d’eau tremblant de la vasque comme à la pointe d’un compas; je comprends que cette caméra prend le corps des choses dans leur abandon d’objets; l’espèce de plateau désertique dont elles font le paysage et la population est un monde dont chaque partie a perdu son corps; c’est un monde de métaphores errantes.
Et je comprends non pas qu’Antonio Reis filme ou photographie des natures mortes (il le fait pourtant mieux que personne) mais que toutes les parties de ce monde sont à la fois isolées et solidaires: que ces extraordinaires portraits de chats ont aussi été des passages de silhouettes sur les draps d’hôpital tendus dans le vent, que ces animaux ou ces hommes, gardiens d’un monde inconnu et inconnu d’eux-mêmes, étaient aussi ces deux ou trois hommes debout, dansant d’un pied sur l’autre, alignés sur une tige de bois comme des poules au perchoir et dont les ombres dansaient, bougeaient, s’imprimaient un instant comme une fresque provisoire sur la surface concave d’un blanc cru du mur de l’hôpital. Le perchoir des ombres, l’unique galerie de cette arène au centre de laquelle seul un doigt d’eau se lève perpétuellement, pointe vers le ciel et vacille indéfiniment et comme la seule horloge au cœur de ce monde fait de cercles ajoutés et sur les murs duquel sont posés, comme les ombres des hommes perchés ou leur figures immobiles, les magnifiques gardiens de l’inconnu à l’œil ouvert.
Et je ne sais comment dans ce pur chef-d’œuvre du cinéma passe à travers les objets comme un souffle de bombe; ce que nous avons su dans l’enfance: les choses, objets, les distances qui les séparent ne sont pas faits pour nous. Ces corps abandonnés sont des métaphores vagabondes: elles étaient notre solitude.
Jean Louis Schefer
Revista Cinémathèque, n.º 13, págs 4-7, Primavera de 1998