211. "TRÁS-OS-MONTES" no "Politique Hebdo"
Vérité en deçà des monts, erreur au-delà
"Tras os montes", un film portugais qui dérange...
y compris les distributeurs qui ont mis deux ans
pour lui concéder le droit de sortie.
Nous avions parlé chaleureusement de ce film étrange dans le numéro de Politique Hebdo du 23 septembre 1976. Primé à Toulon, il méritait mieux qu’un survol de quelques lignes et surtout qu’il sorte sur nos écrans. C’est fait (au studio Action République, à Paris), très confidentiellement, vu la vocation et la capacité des salles d’art et d’essai, mais c'est fait. Le contraire eût été une faute d’une impardonnable injustice.
Tras os montes, inclassable mise en scène d’une région du nord-est portugais, ouvre une perspective clinique sur les maux qui travaillent le tissu profond de la “Cité” toute entière. A sa première projection, la population du territoire de Miranda do Douro, municipalité en tête, a pris le film comme une insulte. Et l’indignation a remonté très haut en amont du régime. Un notable socialiste a eu ce mot: “Ce Tras os montes n’est pas celui du Portugal, il doit y avoir un Tras os montes dans l’Oural”. Le film a risqué le lynchage. Vérité en deçà des images de cinéma, erreur au delà.
Ce n’est pas faute d’adhérence à la réalité de ce “nordeste” portugais que les auteurs, Antonio Reis et Margarida Martins Cordeiro, ont provoqué le décrochage et le rejet des protagonistes eux-mêmes de ce récit irrecevable. Ils sont originaires de ce terroir et l’ont prospecté trois années, par le contact direct de l’enquête “ethnologique” et du reportage. Ce n’est pas non plus par sécheresse de coeur ou par souci de dévoyement idéologique. La poésie et l’amour ne font aucun doute dans ce chant inspiré de la passion contradictoire du fonds de valeurs terriennes et d’espérances socialistes. Leur tort est d’avoir rouvert la cicatrice mal guérie sous laquelle couvaient précisément ces contradictions dangereuses.
Pour tout dire ils ont mis dans le mille d’une plaie séculaire. On ne touche pas au mal du sous-développement sans faire insulte à tous ceux qui en vivent la réalité. A ceux qui en sont responsables, au premier chef, latifundistes réactionnaires, féodaux de l’Eglise et de l’administration salazariste, et aux victimes eux-mêmes, désormais fascinées par la promotion citadine, honteuses de leurs archaïsmes et de leurs vertus paysannes (ça existe). Tras os montes, c’est décidément trop de vérités, trop de symptômes mêlés, rejoués, comme on joue la maladie, dans certaines mises en scènes thérapeutiques, pour dire les racines d’un mal chronique.
Documentaire dérivant vers le récit de fiction, à la manière des documentaristes américains de la génération de Murnau (L’homme d’Aran, Louisiana story), c’est-à-dire des pionniers d’un cinéma pudique et modeste jusqu’au scrupule réaliste? Happening manipulé à l’insu des figurants eux-mêmes? Poème, comme on dit, mêlant le rêve à la réalité? Personne n’y trouve son compte. Et c’est bien ainsi. C’est le signe de son innovation. Et c’est aussi celui de la conscience obscurcie que les laissés pour compte du “nordeste” portugais entretiennent face à leur propre image.
Telle qu’elle est, cette traversée du malaise, passant à juste titre de l’observation lucide au lyrisme et à l’onirisme (faut-il que les protagonistes nient leur sens du baroque, du sacré et leur “surréalisme” de fait), répond à une réalité difficile à regarder en face. Tout simplement, parce que plus qu’ailleurs, en Europe du sud, cette réalité est, à tout moment de l’histoire, double. Tout le scandale du film tient à l’équilibre instable où se maintient sa vision. Vérité en deçà des monts ou au-delà? Où doit se faire le socialisme? Nous avons cru comprendre que les gens de Tras os montes avaient à la faire chez eux, sous peine d’exil définitif, dans leur propre patrie.
Jean Duflot
Revista Politique Hebdo, p. 39, de 1 a 9 de Abril de 1978.
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