sexta-feira, novembro 19, 2004

056. "ANA" de novo no "Le Monde"

«ANA», d'Antonio Reis et Margarida Cordeiro

Le cheminement de la vie, d'hier à demain - Jacques Siclier

Sur une route en lancet, un homme avance à cheval, simple point noir au sein de la nature que la caméra semble contempler du haut du ciel. On retrouve, d'emblée, la fascination des images de Tras os Montes, que nous avions découvert au début de 1978. Ainsi entrons-nous, avec le cavalier, dans la région de Bragance et Miranda, pays sauvage, beau et pauvre, à la charnière du Portugal et de l'Espagne, que les sociologues appelent la «frontière du deuil» de ces deux pays.
Mais Antonio reis et Margarida Cordeiro, sa femme, ne sont pas des sociologues, même s'ils s'intéressent aux régions sous-développées. Ils ont mis six ans à réaliser ce film - leur troisième -, qui a été présenté, remarqué, admiré, à la Semaine des Cahiers du cinéma, au mois de décembre dernier.
«Dans le cinéma portugais, où l'on ne prend pas beucoup de risques de création, nous sommes, disent-ils, des marginaux. Nous avons pris une position radicale en face des formes cinématographiques; elles doivent être, selon nous, les véhicules de formes de vie. L'Etat donne un peu d'argent et nous laisse absolument libres de nous exprimer. Nous pratiquons le cinéma comme une force vitale».
Il y a, dans Ana, une vieille dame qui porte ce prénom, un domaine isolé, toute une famille attachée à la terre, des enfants qui grandissent, le temps qui passe au rythme des saisons. Cela ne se raconte pas. On pourrait parler de poésie, mais ce n'est pas non plus une définition suffisante. La vie vient de loin, du fond des siècles, elle coule comme un fleuve dans le présent, englobe quatre générations et se poursuit dans l'avenir. Trois temps unis entre eux d'une manière imperceptile, on sent juste un frémissement.
Antonio Reis et Margarida Cordeiro ne savent pas dire comment ils travaillent ensemble. Pour eux, cela va de soi. Leurs deus personnalités sont liées. «Nous considérons chacun de nos films comme un acte d'amour profond entre nous, dit Antonio. Lorsque Margarida imagine une séquence, à une idée de visualisation, j'aimerais bien avoir eu la même. Et inversement». Margarida approuve et ajoute: «Il y a parfois des conflits avant la réalisation. Cela provoque une dynamique du contraire et une métamorphose pour le résultat final. Evidemment, un film écrit et réalisé par une seule personne est moins complexe. Mais jamais nous n'avons eu, l'un ou l'autre, une position de refus dans la confrontation».
Ana a été inspiré par un fait réel de l'histoire d'une grand-mère de Margarida, devenue, pour elle, un personnage légendaire. Dans le film, c'est sa mère qui joue le rôle, elle est le pivot de cette contemplation du passé, du présent, de l'avenir. Les «films-actes d'amour» de ce couple de cinéastes sont offerts comme tels aux spectateurs, pour être partagés. C'est tout simple, au fond, et d'une ferveur communicative. Si l'on ne touche pas le coeur, on ne touche pas la raison. D'où le caractère fondamentalement original, unique, de cette traversée du temps, en plans-séquences souvent, qui donne à voir, au-delà de la réalité sociale d'un pays déshérité, les racines culturelles d'un coin d'Europe où se sont croisées plusieurs générations.
Composé par tableaux qui semblent illuminés de l'intérieur, le film a aussi une sorte de rythme musical par les textes accompagnant les images: textes de Rainer Maria Rilke, d'Antonio Reis et Margarida Cordeiro. Eux croient à une «politique de la beauté, aussi nécessaire à la vie que le besoin de l'eau». Et cette beauté qui passe dans les images en suivant les traces de la mémoire et les successions des générations n'a pas l'esthétique si raffinée de la couleur aujourd'hui commune à tous les films de quelque ambition artistique composé grâce au talent de directeurs de la photographie. C'est une beauté de peintres introduisant dans le cinéma une superbe modulation des couleurs et de la lumière.
Antonio et Margarida Cordeiro choisissent eux-mêmes, pour arriver à ce résultat, les matières et les teintes des tissus qui habillent leurs personages, la disposition des décors. En extérieurs, il leur est arrivé d'attendre trois jours pour avoir la lumière qu'ils estimaient nécessaire à tel ou tel plan. Les rites familiaux, les naissances et les morts, les événements qui marquent l'existence et les problèmes de cette communauté rurale (par exemple, la brusque affirmation de la personnalité du fils - jusque-là contenu, silencieux, dans l'ombre de sa vieille mère - par un discours sur la fabrication des bateaux en Mésopotamie), les paysages et les animaux domestiques s'animent à partir de l'agencement et de l'éclairage des tableaux, sans que le passage de l'immobilité au mouvement ait l'air d'un procédé de style.
Comment résister à ce choc de la beauté, à ce travail d'artisans passionnés qui font communiquer le grand flux vital d'une famille enracinée dans sa terre et ses traditions culturelles avec l'éternité? A la fin, la grand-mère, splendide et sereine, meurt. Une autre Ana la remplacera, sa petite-fille. Antonio Reis et Margarida Cordeiro sont les parents de la fillette de quatre ans et demi qui s'appelle, aussi, Ana. Elle voyage avec eux, elle les a accompagnés partout. Et, comme le film, elle est un acte d'amour

Jornal Le Monde, de 10 de Junho de 1983