sexta-feira, dezembro 21, 2007

164. "ANA" nos "Cahiers du Cinéma"

«ANA» DE MARGARIDA CORDEIRO ET ANTONIO REIS

SECRETE ENFANCE
PAR YANN LARDEAU

Antonin Artaud disait de la montagne où vivent les Tarahumaras qu’elle était un signe. Ainsi en va-t-il du Tras-os-Montes, de Miranda, la «frontière de deuil» entre l’Espagne et le Portugal, dans le dernier film de Margarida Cordeiro et d’Antonio Reis, Ana, chant d’une terre, d’une femme, d’un nom, d’une langue tout à la fois.

L’enfant est malade, nous l’avons vu dormir et suer en gros plan. Nous avons vu Ana, sa grand-mère, s’approcher du lit et s’asseoir pour le veiller en silence, se relever, aller prendre un verre sur la commode, en renverser un autre et en ramasser soigneusement les morceaux dans un mouchoir, puis quitter furtivement la pièce sur la pointe des pieds. C’est à peine si pendant tout ce temps l’enfant a remué. La chambre est à présent filmée depuis le lit, une lumière douce, entre la lune et le petit matin tombe sur la tête du garçon au premier plan. Le matin semble paisible, le petit corps endormi aller mieux. C’est alors que nous entendons la voix d’Antonio Reis nous lire un poème de Rilke à propos des rêves secrets de l’enfance, de l’angoisse qui la tenaille de l’intérieur. Le plan suivant nous montre le même enfant se précipiter dans une volière, en ouvrir les grillages et marcher à contre-courant du vol des oiseaux. Par un nouveau saut dans l’espace, le champ s’est encore agrandi, cette fois, pourrait-on dire, à l’échelle de l’univers. Cerné de volatiles, chauve-souris ou poussins qui accourent de tous côtés, l’enfant poursuit sa marche vers l’horizon, au milieu d’un plateau de pierres et de rocs arides, écrasés par la lumière. Il est seul au cœur de cette cavité inhumaine, aux formes agressives et déchiquetées, tournée vers le ciel et son feu, trouée et béante. Il en est le centre. Raoul Ruiz mettait fin au Territoire par un plan similaire à la connotation nettement démoniaque, et si une telle assimilation est encore possible ici, c’est bien parce que la nature désertique et inhospitalière du paysage, la surabondance des oiseaux semblent interdire toute autres présence, toute autre cohabitation que celle d’âmes mortes en errance à la quête de vies à vampiriser, sinon de charognes. L’enfant traverse le plateau égaré comme dans un coma, avec la démarche d’un somnambule qui suggère que c’est bien là le rêve du dormeur qui fraye ici sa route dans l’image. Clôturant la séquence, ce plan est une traversée, le commencement d’un voyage fantastique, en même temps qu’une fin, la destination du rêve, son terme si la séquence en question était conçue narrativement et visait encore à raconter un événement. Rêve ou réalité, tout le charme de ces images est précisément d’être suspendues entre les deux. S’il y a encore, parfois, une continuité narrative dans Ana, comme le crescendo dramatique de la mort de la grand-mère, elle reste une forme mineure, dominée, éphémère. Du sommeil de l’enfant à sa marche vers les oiseaux, nous passons aussi de la nuit au jour, du dedans au dehors, de l’obscurité protectrice de la maison à la lumière étouffante du jour, à la différence que, pour une fois, la nuit a été tranquille et que le jour s’annonce angoissant et agressif. Le jour est ainsi la transposition des cauchemars qui agitent la nuit de l’enfant en une projection de lumière, de cris et de piaillements. Loin d’être un mouvement vers la nature, alors même que l’image fait admirablement passer cette attirance muette, cette aspiration mystérieuse, primordiale, cette dernière image correspond à une descente au plus profond du psychisme, un retour inquiet à l’intérieur de soi-même, quand le monde prend les traits et la signification d’une subjectivité jusqu’à se confondre avec et que le macrocosme chavire en un microcosme délirant de fièvre. Si ce paysage est susceptible d’engendrer ou de recueillir autant d’images psychiques, si riches et si fortes, c’est sans conteste parce qu’il est d’abord beau en soi, qu’il est une merveille, une création fantastique de la nature et qu’en ce sens il s’oppose à la maîtrise de l’homme, à sa volonté et à sa société.

Ainsi va Ana, oscillant dans un temps qui n’est ni celui de la réalité (de la chronologie de l'action), ni celui du rêve (qui l’ignore), et pourtant quelque part suspendu entre les deux, entre les images d’un passé qui perdure et les images d’un présent en attente, abstrait, «statique», parce que l’accent aurait été mis sur la durée, la ressemblance des jours, le faible changement du mode de vie, le peu de variations des gestes quotidiens, du travail. D’une manière générale, le bruit précède toujours l’image, quoiqu’il en soit de très belles muettes, déchirantes précisément par leur silence – comme le plan du bébé hurlant en silence quand on le retire du bain. Le terme d’un mouvement de caméra, le surgissement de l’image, de la source sonore, vient donc visualiser un son, un bruit, une phrase, un signifiant, et par là compléter une représentation, fixer définitivement un souvenir. Ces bruits sont naturels et d’un grand réalisme à l’opposé des images (le vent, le grondement du feu dans un four, une cascade, un torrent ou un cours d’eau, des oiseaux et la basse-cour d’une ferme, des appels dans le lointain de la campagne, les craquements des meubles, les portes qu’on ouvre et ferme, – mais à l’inverse il est peu de pas qui soient sonores : on marche en silence comme dans une demi-somnolence). Ces bruits sont à la fois ténus et omniprésents. De par leur traitement, surtout, ils ressemblent, parfois à s’y méprendre, à des cris, à des chuchotements, à des souffles. Par eux la nature nous parle littéralement. C’est le propre de la magie que de créer un très fort sentiment de proximité, d’imminence à partir d’une distance maximale supposée à l’origine infranchissable, incomblable. Si les images de Ana détiennent une telle puissance, c’est parce qu’elles sont amenées par le son et que ces bruits, cette rumeur au loin sont comme l’écho d’une image primitive, originelle, parvenue jusqu’à nous alors même que sa source lumineuse s’est éteinte – telle la lumière de ces astres qui nous tombe du ciel alors qu’ils se sont éteints depuis des millénaires (c’est bien pourquoi nous pouvons considérer le récit de l’éclipse par Ana comme la théorie par Antonio Reis et Margarida Cordeiro de leur propre cinéma : l’ombre noire des chaînes de montagnes à l’horizon s’étend progressivement jusqu’aux reflets dorés de la terre aux pieds d’Ana).

Mais si le temps de la mémoire est ici admirablement restitué dans son mouvement, dans sa constitution, ce n’est pas seulement qu’entre nous et ces images il y a quelques rares sons qui seraient des mots, des gémissements ou des cris, des appels, ou de pauvres mais essentiels noms à peine plus audibles, plus intelligibles que des bruits. Cela tient également à la structure verticale de la communication dans le film, du haut vers le bas, des anciens vers les petits, avec un chaînon manquant bien que fondamental – la génération des parents, agents du réel, de la séparation et de l’action. Cette verticalité fait notamment de l’enfance le sujet central d’Ana, film intégralement réalisé du point de vue de l’enfance, du souvenir, de la sensibilité et des émotions enfantines – comme s’il y eût là un âge d’or où le monde résumerait à un pur spectacle jamais intégral, toujours incomplet et caché, à ne toucher qu’avec les yeux ou les oreilles, sans avoir à le transformer, à le travailler avec les mains, à le manipuler et le dominer, lieu fragile, précaire et éphémère d’un émerveillement devant de la nature et des hommes qui définit sans doute le mieux le regard de Margarida Cordeiro et d’Antonio Reis sur le Tras-os-Montes. Ces émotions sont excessives et déchirants, elles impliquent des être qui souffrent et saignement sur l’écran.

Le labeur des hommes, leur dur affrontement avec la nature pour en extraire chaque jour la subsistance, comme avec la société, n’est pas à proprement parler une image absente du film, une réalité différée, mais bien plutôt une image en retrait : celle de ce paysan qui laboure son champ à l’horizon du plan, le cavalier et le berger dans le premier plan, etc. Là aussi, il est significatif que ce soient des nomades, des forains ou des gens du cirque, un musicien, qui en tant qu’adultes disposent d’une des plus longues séquences du film, c’est-à-dire des adultes dont la fonction est d’amuser les autres, principalement les enfants. Ana, finalement, nous ne la voyons que très peu sortir, aller au champ, y travailler. Son territoire tend à se restreindre à la maison, de la maison à la chambre où pour finir, elle garde le lit. Si Ana, la petite fille, porte à son frère la terrible nouvelle de la disparition de leur grand-mère, le retour urgent du père est filmé en plans muets. Du passé au présent, il n’y a pas de transition, pas d’évolution, mais une sorte de coprésence immédiate, renforcée sans doute encore par le fait que, sous le chêne Ana, il y a plusieurs générations d’enfants. Toutefois, il s’agit là d’abord d’une évidence documentaire : tandis que les anciens demeurent, les adultes, les jeunes partent à la ville, à l’étranger à la recherche d’un emploi et d’une vie plus confortable. Le génération manquante est celle qui fait l’histoire, celle qui agit, défait et transforme le paysage. Elle est le véritable agent historique ; en quittant le pays elle l’abandonne loin derrière elle, hors de l’histoire, du présent historique. C’est pourquoi cette génération peut être équipée ou parée d’outils modernes comme un projecteur ou un écran de cinéma, quand tant du côté d’Ana, parce que l’âge l’a retirée du monde actif, l’a contrainte à réduire, voire cesser son activité, que du côté des enfants, essentiellement dans un rapport émotif, de perception et de déchiffrement du monde, l’accent est mis sur la permanence. Grands-parents et enfants coexistent dans les plans sans que cela induise le moins du monde la notion de succession, de chronologie et les notions conflictuelles qui s’y rattachent par définition ; cette réunion évoque bien davantage le tableau, l’œuvre qui résiste au temps.

La longueur des plans-séquences abonde dans le sens de la durée, de la permanence du site, des gestes, mœurs et traditions de ses habitants. Rien ne semble pouvoir les détruire ni de l’intérieur ni de l’extérieur. Ces plans sont moins longs que lents, de cette lenteur majestueuse et envoûtante du muet. Cette durée est à la fois celle, banale et égale du quotidien, et celle, plus imposante, plus solennelle d’un pays séculaire, d’une nature millénaire, de son accomplissement, de sa plénitude. C’est aussi que chacun de ces plans est une unité autonome, reliée aux autres par tout un réseau de correspondances discrètes des couleurs, des formes, des matériaux, qui, entre les noms et les images, enferme les êtres et les choses dans une continuité ténue de signes, authentique alchimie du monde.

Y.L.

Revista Cahiers du Cinéma, n.º 350, págs. 22-24, Agosto de 1983.

Segue-se a entrevista:
A PROPOS DE «ANA»: ENTRETIEN AVEC MARGARIDA CORDEIRO ET ANTONIO REIS