166. "ANA" - Entrevista por Yann Lardeau - 2
A PROPOS DE «ANA»
ENTRETIEN AVEC
MARGARIDA CORDEIRO ET ANTONIO REIS (continuação...)
Cahiers. C’est un projet que vous portez en vous depuis plusieurs années. Le tournage concrétise toute une période de recherche. Par rapport à la conception du film, il doit représenter un temps très minime.
A. Reis. On nous considère comme maniaques et lents. Mais en fait nous sommes très incisifs et très rapides en créant. Comme nous avons des sensibilités complémentaires, nous agissons comme une seule personne. Mais nous travaillons à deux quand même. Nous ne savons pas ce que nous allons trouver, ni ce que nous voulons dans le sens positif. Mais nous avons quand même une assurance, nous sommes sûrs de nous au moment du tournage ce qui fait que nous sommes très rapides. Nous pouvons avoir des hésitations au sujet des formes, jamais au niveau de l’équipe.
M. Cordeiro. Nous ne sommes pas rationnels dans le travail. Nous sommes trop, très sensitifs. Nous travaillons avec notre sensibilité. Nous étions contraints de travailler vite parce que nous avions un budget très faible.
A. Reis. Il y avait des jours où nous faisions 500 km pour faire seulement un plan. Le plan de la prairie, tu te rappelles, ce jour-là, nous avons dû faire 600 Km. Pendant ce film, nous avons fait près de 80 000 km.
M. Cordeiro. Le Tras-os-Montes est une grande province !
A. Reis. Bon, par exemple, il y a le renard. Nous l’avons recueilli petit pour que la petite se familiarise avec pendant quatre ou cinq mois. Les canards, tu vois, on avait ramené trois œufs, cinq, six œufs du village, moi et mon camarade, on les avait mis dans une couveuse, j’étais à Lisbonne, et un jour l’électricité a été coupée au nord, et les œufs, pfff... j’ai fait à nouveaux deux mille kilomètres avec mon copain pour acheter deux petits canards de la même mère. Nous savions que ce jour-là, il sortirait trois, quatre ou cinq canards etc., à donner à un berger de canards pour les préparer à faire ce que nous voulions. Et plan le plus compliqué, ça a été quand la grand-mère vient à la fenêtre à la fin du film, comme au commencement. Ce plan a été fait à la première prise.
M. Cordeiro. C’était une histoire de famille. La fille a vécu cette scène-là. Elle a été un peu choquée aussi.
Cahiers. Comment vous répartissez-vous le travail ? Quelle est la part de chacun, et cette part est-elle visible dans le produit final ?
M. Cordeiro. Il n’y a pas de leaderships, je crois que nous partons de lieux dissemblables. Parfois. Mais quand nous arrivons au tournage, nous nous sommes déjà entendus. Dans le travail, nous ne divergeons jamais.
Nous débattons beaucoup, nous parlons. Mais au filmage, nous sommes déjà réconciliés – quand il y a des positions très divergentes.
A. Reis. Quand il y a des petits écarts sans conséquence, nous avons assez conscience de l’activité de création de l’un et de l’autre pour ne pas donner raison à notre point de vue.
M. Cordeiro. Nous sommes très différents. Antonio dit que nous avons des personnalités très différents, très complémentaires. Lorsque nous travaillons, c’est comme si nous formions un seul et même individu. Mais nos sensibilités sont très différents.
A. Reis. Il y a une antinomie qui nous défini bien. C’est ce que nous avons l’habitude de dire au Portugal quand nous disons : «Ce qui en moi sent pense». Je pense que Margarida et moi-même, ce que nous sentons, nous le pensons, ce que nous pensons, nous le sentons.
M. Cordeiro. Nous avons fait deux films, je pense que s’il y a un troisième film, les conditions seront les mêmes que dans ces deux films. Heureusement parce que je ne travaillerais pas seule. Moi, je ne serais pas capable. Nous poursuivons le même but, la traduction des mêmes émotions, de la même mémoire, et donc nous travaillons ensemble.
A. Reis. Ça se maintient jusqu’à l’étalonnage. Le film se poursuit pendant le montage avec cette complicité. Parfois, je pense à ce qui se passe, je pense que d’autres cinéastes travaillent ensemble, je ne sais pas comment Jean-Marie Straub et Danièle Huillet travaillent ensemble. Mais je pense que dans un sens, c’est une création collective qui se réunifie. Si on peut parler d’auteurs collectifs, c’est dans ce sens où ils deviennent un pour une collectivité.
M. Cordeiro. Je crois que c’est plus fort quand on est deux.
A. Reis. Et quand tu vois nos films, tu ne peux pas dire, cela c’est Margarida, cela c’est Antonio Reis, ceci est masculin et cela est féminin. La synthèse s’est effectuée là-bas.
Cahiers. Il y a beaucoup d’enfants dans le film. Je songe notamment à cette scène où nous voyons un petit garçon jouer avec un prisme et projeter la lumière sur le mur, comme si c’était un écran de cinéma. Ou à cet autre plan où nous le voyons rechercher une image, un reflet dans le mercure. Comme si cela désignait une position privilégiée du spectateur, un regard privilégié de l’histoire d’Ana qui serait celui de l’enfance.
M. Cordeiro. Je ne crois pas. Ces scènes-là ont aussi d’autres significations. Ce sont des jeux d’enfants, simplement. Un spectateur privilégié peut rencontrer d’autres significations, avec le cinéma, et même avec la lumière tout court. Mais je crois que ces scènes-là valent seulement pour ce qu’elles valent. Ce sont des fragments de temps, des moments de l’enfance, je crois, avant tout.
A. Reis. C’est aussi, je crois, un développement de l’imaginaire populaire. Parce que l’enfance, dans une certaine période historique, s’amusait ou s’enchantait avec des choses végétales et extrayait de cela une poétique particulière. Et nous-mêmes nous avons la même fascination pour d’autres objets qui sont tout autant magiques. Nous trouvons étonnant que les enfants s’amusent par exemple en voyant un éclat de lumière dans l’eau.
M. Cordeiro. Dans les maisons obscures avec un rayon de lumière, c’est la même chose.
A. Reis. Nous croyons que ces enfants qui découvrent le monde comme un arbre se développe, peuvent avoir le même étonnement avec une substance nouvelle, comme le mercure par exemple, ou un prisme qui décompose la lumière du soleil. Mais ces éléments ont toujours une existence indépendante par eux-mêmes dans le film. Parce que justement dans cette scène le père coupe une vitre avec un diamant. Il y a des oppositions aussi des matières : de la laine, de la soie, du mercure, du lait, de la lumière extérieure…
M. Cordeiro. Tout ça c’est voulu par nous.
A. Reis. ...et de la lumière intérieure. Même dans la scène du prisme, il y a un écran de cinéma. Mais il y a un tableau dans le noir. La lumière finale sera celle que le père fait entrer en ouvrant la fenêtre. Or, il y a une dialectique des lumières. Celle de la lumière physique, celle de la lumière des lycées, quand cette lumière-là est imposée au petit qui doit apprendre. Là-bas, non, il y a un vécu, un phénomène poétique. En entendant parler de la Mésopotamie, les enfants s’enchantent avec une histoire lointaine – qui pour nous a été imposée, mais là-bas, non. Il y a une tradition qui se continue dans un bon sens. Le progrès dans un bon sens fait qu’un ouvrier peut s’émerveiller devant une forme qu’il ne comprend pas, un tracteur, comme il s’émerveille devant un cheval alors qu’en réalité il ne peut pas s’émerveiller, que c’est impossible parce qu’il doit payer les dettes à la banque. Les enfants ont de la chance de n’avoir rien à payer.
Ils préfèrent que les parents s’en chargent. C’est si beau de n’avoir qu’à s’amuser de la terre dans un premier temps de vie à la campagne. Mais Margarida a raison, ces scènes ne valent que pour ce qu’elles valent.
M. Cordeiro. Je crois que nous donnons des images littérales, des images d’une vision immédiate et suffisante. Ensuite le spectateur donne ce qu’il a en lui.
(Continua...)
Revista Cahiers du Cinéma, n.º 350, págs. 25-29; 62-63, Agosto de 1983.
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