165. "ANA" - Entrevista por Yann Lardeau - 1
A PROPOS DE «ANA»
ENTRETIEN AVEC
MARGARIDA CORDEIRO ET ANTONIO REIS
Il a fallu six ans à Antonio Reis et Margarida Cordeiro pour construire et recueillir mentalement les images d’Ana, pour les réaliser en un film. Tras-os-Montes, Ana sont en réalité l’œuvre d’une vie, dans la mesure où toute l’expérience de celle-ci vient s’y résumer, y œuvre et y culminer, une expérience créatrice solitaire et, sans filiation, entièrement liée à un territoire, un pays – une création insulaire. Si aujourd’hui un couple de cinéastes comme Margarida Cordeiro et Antonio Reis nous importe particulièrement, aux Cahiers, c’est qu’à l’heure où l’industrie semble opter unanimement pour le retour aux films de série, tous maintiennent à un très haut degré l'exigence d’une création artistique, d’une production d’une langue singulière, exigence incontestablement héritée de la grande tradition de la peinture et des arts de la Renaissance et qu’on ne retrouve guère dans l’industrie du film que chez les Straub ou Bresson. C’est qu’ils sont sans doute les derniers à porter cette histoire, à en témoigner de façon vivante.
L’interview qui suit a été réalisé en février à Berlin, après la projection d’Ana au Forum. Plus que d’un entretien, il s’est très vite agi d’une conversation où Margarida Cordeiro et Antonio Reis se répondaient, se faisaient écho l’un à l’autre.
Y. L.
Cahiers. Il n’est pas facile de parler de votre film dans la mesure où ce n’est pas un film narratif, ni un documentaire et qu’il n’y a pas tellement de films dans l’histoire du cinéma dont on puisse le rapprocher, sinon des films singuliers, sans descendance, comme Enthousiasme de Vertov, Le Pré de Besjine, qui n’existe pas, ou Tabou de Murnau. C’est un film sur un territoire déterminé, le Tras-os-Montes, et un regard intérieur à ce territoire. Le plus simple est peut-être de commencer par la façon dont concrètement le film s’est fait, comment vous avez choisi les acteurs, les costumes, les lieux, comment ont été faits les repérages pour le choix des paysages, de la lumière et des couleurs.
Margarida Cordeiro. Je ne peux pas répondre à votre question. Je peux seulement dire que nous avons abouti à ces résultats, mais le moment de choisir, le moment de travailler, je ne me le rappelle plus. Ça a été un peu difficile, parfois un peu orageux et parfois calme – mais je ne me rappelle plus ce temps-là. Les résultats sont proches de ce que nous rêvions de faire, mais parfois, souvent, nous restons très loin de ce que nous voulions faire.
Antonio Reis. Très loin, je ne pense pas dans le sens esthétique... Mais il y a des choses que nous attendions. Il y a eu des problèmes et nous arrivons à d’autres choses aussi importantes, aussi intenses que celles qui étaient prévues. Et jamais nous n’avons tenté de colmater quelque faute que ce soit. Nous sommes terriblement exigeants. Ce qui nous a surpris, c’est que parfois les choses s’étaient transformées, on trouvait autre chose d’aussi intense que ce que nous attendions et qui pouvait pleinement commuter. Et pour nous c’était fantastique, parce que c’était la vie des formes, un mouvement spirituel trop plein et trop profond. Jamais nous n’avons été aveugles, mais jamais nous ne nous sommes sentis programmatiques.
M. Cordeiro. Nous étions guidés par ce que nous faisions.
A. Reis. C’était terriblement pénible parce qu’on tournait des choses nouvelles, intenses, que nous avions vécues, qui devaient avoir une fonction d’articulation, de construction, dans le film entre la somme que nous avions déjà tournée et peut-être d’autres que nous savions bien que nous pouvions tourner encore. Alors, une espèce de montage réel devait être trouvé sur place, mettant en relations toutes les dimensions : affectives, chromatiques, temporelles, spatiales, etc. C’est en effet difficile de trouver les mots pour résumer, expliquer le cinéma et les moments créateurs que nous avons vécus. Oui, nous avons des séquences pleinement développées, mais elles sont intégrées en fonction du sujet. Elles étaient tellement riches qu’au moment de tourner, nous reconstruisions de nouveau. Le découpage est pour nous comme un plan d’architecture a priori qui doit être assujetti à des moments de création.
Cahiers. Il y a des équivalences, des analogies, voire une progression, qui sont posées à l’intérieur des plans. Le feu rouge que nous voyons à l’intérieur de la maison, après nous le voyons décliné, en piments, une grande tache dans le paysage, dans les fraises que mangent les villageois à la sortie de l’église, dans les draps couverts de sang. Il y a ainsi une progression très serrée des couleurs, notamment du rouge.
A. Reis. Tu as mis le doigt sur quelque chose de très important pour nous. Les ellipses dans le film, sont construites avec de simples couleurs complémentaires à l’intérieur des plans, de celui qui commence ou de celui d’avant. Ou alors par des bonds extraordinaires dans l’espace. Et si la lumière est universelle, elle introduit parfois un mouvement elliptique. Tu sais que tu es au printemps, en été, ou en hiver par la lumière que tu trouves. Au sujet des décors et de la lumière, nous aimons bien les arts plastiques, mais nous les considérons comme nos ennemis dans le cinéma. Il faut que ces éléments soient reliés par un cordon ombilical à la peinture. Parce que je pense que le cinéma techniquement ne représente pas une démarche différente de ce qui se faisait avant en peinture, par exemple. Ce qui serait absurde quand même, c’est que la peinture vienne chercher les couleurs du cinéma. Il y a quand même une famille en ce qui concerne la figuration des couleurs, mais nos images ne sont pas plastiques, picturales, parce que nous pensons au sujet de la peinture, des arts plastiques, que, de même que les sciences sociales interpellent l’usine, elles sont nos ennemies. Nous les aimons bien, nous les intégrons quand même dans nos films, mais comme d’autres matériaux et sans nous assujettir à leur expression.
Cahiers. Le monde moderne est complètement absent de Ana. Ses traits ne se sont pas imposés au paysage. Les gens ne se parlent jamais à l’intérieur de la même classe d’âge, c’est toujours une génération qui s’adresse à l’autre, et en général, des grands vers les petits, Ana avec sa petite fille.
M. Cordeiro. C’est une réalité moderne parce qu’il y a peu de gens à présent dans le Tras-os-Montes, et beaucoup de vieux.
A. Reis. Nous pouvons parler presque d’une espèce de dépôt géologique à propos des habitants du Tras-os-Montes. Quand nous fait ça, c’est pour une richesse des types. Les différences d’âges sont comme des sédiments de géologie. C’est une espèce de coupe dans la géologie d’un terrain social. C’est trop violent. Pas une information, mais une expression. Les choses sont doucement marquées par les modulations saisonnières. Il n’y a pas tellement de gens. L’immigration a en effet redéfini la densité des âges. Mais cela subsiste comme si tu faisais une coupe dans un terrain. C’est une richesse fantastique. En même temps c’est un désert. Nous avons porté à l’extrême la mise en scène parce que nous connaissons bien la vie sociale là-bas. Il y a une séquence où ce que nous venons de dire est poussé à l’extrême. Je te rappelle la scène où on sort de l’Eglise. C’est dimanche. Les hommes mangent des fraises. Il y a trois générations dans le plan, assises ou situées dans l’espace, dans une composition qui n’est pas artificielle. Ils voient pour nous. Mais que voient-ils ? Je pense que ce plan-là est très significatif. Dans l’éclipse nous dénions le soleil. Le soleil, un jour fait une sorte d’éclipse, parce qu’il disparaît. Et il y avait en contrepoint de cela l’éclipse que la grand-mère racontait, en créant une légende, en recourant à la mémoire de la petite. Et nous désirions des conditions exceptionnelles pour ce plan-là dont le repérage nous a posé beaucoup de problèmes. Pendant trois jours nous avons eu tout le matériel monté pour prendre cette vue panoramique avec cette lumière-là, très limpide, très nette parce qu’elle allait justement parler de l’éclipse à midi. Pendant trois jours nous sommes restés là-haut avec le matériel et toute l’équipe, et le personnage. Nous avons filmé quelques nuages dans le ciel, c’était joli, mais nous trouvions que ce n’était pas du tout l’esprit de la scène, malgré ce que disait l’opérateur. Pendant trois jours... C’est seulement au bout de trois jours, avec un froid terrible, que nous avons réussi à trouver ce que nous désirions en effet.
M. Cordeiro. Tu oublies que dans les mois précédents, nous avions déjà tenté de tourner cette scène.
A. Reis. Quelques mois auparavant, nous n’avions pas réussi à tourner ce plan. Nous sommes donc revenus. Selon les opérateurs nous devions tourner quand même, et nous, nous disions : «Non ! Non !». Quand la vieille femme parle de l’éclipse, c’est extraordinaire, c’est exceptionnel alors, parce qu’il y a une dialectique très violente. Jamais nous n’avons cédé sur ce point. En opérant, comme nous le faisons, cela entraîne inévitablement des frais très pénibles. Comme de stopper trois jours pour attendre une image sans rien tourner.
Ce n’est pas pour parler de nous-mêmes, mais juste pour donner une idée. Nous avons supporté toute l’organisation. J’ai assumé moi-même plus de 50% de la production. Je gardais tous les vêtements dans notre chambre parce qu’il nous fallait être infaillibles : dans la montagne, nous ne pouvions nous permettre d’oublier quoi que ce soit. Nous avons eu de l’Institut portugais seulement 12 300 contos. C’est très peu. Un tiers de ce qu’ils donnent actuellement à un film. Et la fondation Gulbenkian nous a donné 1 500 contos. 14 500 contos pour un film de deux heures tourné à la montagne pendant trois saisons, avec des interruptions et l’inflation, je crois que c’est un film gratis. Avec des interprètes professionnels, tu imagines combien ce serait pour payer la grand-mère Ana ? Elle n’a pas touché un sou. Nous avons payé les techniciens au prix professionnel évidemment. Mais les acteurs n’ont rien touché. Et ce que nous avons touché personnellement nous l’avons mangé dans l’investissement de cinq années de travail.
Tous ce que nous gagnons, nous le dépensons pour étudier. Etudier, pour nous, c’est vivre aussi. Pour des Anglais ou des Américains, ce fil est incompréhensible. Tout ce que tu vois, les tissus, les vêtements, tout cela a été recherché, pensé et acheté par Margarida. Margarida a recherché les figurants. Tout cela a été fait sans argent. Nous n’avons rien touché pour faire le décor. C’est un travail qui habituellement se paie très bien. Mais pour la pellicule, nous en avons usé à volonté. Jamais nous n’avons tourné peu à cause de la production. Le film a cent-vingt-cinq plans. Toutefois, pour les plans de nuit trop compliqués, nous faisions six ou sept prises. Nous faisons d’habitude deux prises par sécurité.
Cahiers. Pour l’équipe, vous aviez donc... une équipe très réduite?
A. Reis. Un caméraman, un assistant et un preneur de son, un garçon qui donnait des coups de main çà et là. Nous avions cet énorme avantage que Margarida pouvait faire un contrôle rigoureux de la composition des plans. C’est la première fois que nous en avions la possibilité. Il était possible dans le cadrage de la caméra, d’être comme avec un microscope – moi avec les yeux, Margarida là-bas. Alors, tout de suite, nous échangions des impressions au sujet de ce que nous ressentions, de l’effet d’un plan. Nous avons heureusement une connivence terrible. Nous ne pouvions pas voir les rushes là-bas. Nous ne les voyions que quinze jours après. Nous n’avions ni script, ni photographe de scène. Nous faisions toutes ces choses par nous-mêmes. Je ne dis pas cela par mégalomanie.
M. Cordeiro. Au contraire, c’était la misère.
A. Reis. C’est la misère. Ce sont des conditions de travail qu’il faut accepter. Jamais il ne faut céder, accepter de faire du pain avec du sable. Même si le film est stoppé, mieux vaut un film stoppé.
Nous avons tourné pendant soixante-dix jours. Nous avons fait nos repérages pendant les vacances. Nous avons un background au sujet des formes, au sujet des événements qui nous a beaucoup aidés, qui nous a permis d’avancer beaucoup en ayant un peu de temps et des conditions mauvaises pour le tournage. Margarida a une mémoire très précieuse. D’autres cinéastes qui vont là-bas risquent sérieusement d’échouer parce qu’ils n’ont pas notre background. Ils risquent de se comporter un peu comme de mauvais anthropologues : ils arrivent, ils tournent, ils rentrent. Quand nous sommes là-bas à travailler, nous ne naviguons pas, nous ne tergiversons pas, Margarida et moi. Margarida est née là-bas et je connais la province depuis trente ans. C’est comme si j’étais né là-bas.
(Continua...)
Revista Cahiers du Cinéma, n.º 350, págs. 25-29; 62-63, Agosto de 1983.
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