213. "TRÁS-OS-MONTES" no "Écran"
TRAS-OS-MONTES
Cet étrange et beau film évolue sans cesse entre le documentaire et la fiction, entre le reportage ethnographique et l'onirisme poétique. Tras-os-Montes, "au-delà des monts", est une province du nord du Portugal, une région oubliée de Dieu, comme on dit, hors de l'histoire en tout cas. Paysage sévère, climat rude, pays sous-développé dont les hommes n'ont guère d'autre solution que d'aller chercher du travail en France, en Allemagne ou à Lisbonne. "Mon pays est une terre d'absents", dit la voix off qui court tout au long du film, qui est peut-être celle des auteurs (la co-réalisatrice est originaire de cette région) et unifie dans un contrepoint poétique les images du présent et les souvenirs du passé.
Car l'unité dramatique et plastique du film se situe au niveau de la mémoire, ce qui est rendu sensible par le fait que les protagonistes sont des enfants: la candeur et la vérité, ces valeurs morales généralement attachées à l'idée qu'on se fait du jeune âge, sont aussi celles qui déterminent le regard des auteurs et confèrent à leur film ce caractère insolite et cette poésie rêveuse qui en font tout le prix. Il fait savoir qu'Antonio Reis est une poète estimé au Portugal et qu'il a réalisé en 1974, JAIME, um très prenant moyen métrage sur la folie, évoquée par lui comme un univers parallèle. TRAS-OS-MONTES se situe dans la même perspective, celle du refus de tout réalisme (naturalisme) primaire où s'enferment si tristement et si platement tant de films: il brise constamment la naive "impression de réalité" qui semble être le credo de l'impuissance filmique. Les caractéristiques techniques du film (tournage en 16 mm) vont elles-mêmes dans le sens de cette distanciation. D'aucuns trouveront que les images ne sont pas bien "léchées", que le son n'est pas très "propre": j'y vois au contraire une preuve supplémentaire d'authenticité et de créativité, car il y a dans ces images - par ailleurs très travaillées - une certaine rudesse qui évite la mièvrerie habituelle de la couleur et dans le son - qui a cependant la force et la vérité du direct - une volonté constante de contrepoint.
Le propos ethnographique de l'oeuvre relève d'une tradition qui se situe quelque part entre Buñuel (les Hurles ne sont pas loin du Tras-os-Montes) et Ivens (les auteurs ont délibérément écarté le pittoresque et leur film n'est pas récupérable comme instrument de publicité touristique) mais ce substrat documentaire n'est que le point de départ d'un essai historique et social (et par là-même politique: c'est pourquoi le film a suscité la colère de quelques bonnes âmes au Portugal) qui évoque très précisément, à travers la parabole, les problèmes de cette région déshéritée, tout particulièrement l'émigration et l'éloignement du centre de décision, de la capitale politique et administrative. Ces gens se sentent loin du pouvoir et loin des lois, et c'est un texte de Kafka, lu en dialecte local, qui exprime avec force ce sentiment d'abandon et d'impuissance. Pourtant le film se termine sur une discrète note optimiste: un gamin prend le train à l'aube pour aller étudier à Porto.
Ma tentative d'élucidation du propos et du style de l'oeuvre ne peut rendre compte de la magie profonde qu'elle exerce et qui en fait l'étrange et inoubliable beauté. Mélange constant du réel et du rêve, du présent et du souvenir, effleurement du fantastique dans les paysages et les gestes de tous les jours: la bande sonore ne comporte pratiquement aucune musique mais le film tout entier est une sorte de partition rêveuse et prenante, une sonate pour la plainte du vent et la litanie des voix, un duo de la nature et de l'homme.
Marcel Martin
Revista Écran, n.º 68, pág. 45-46, 15 de Abril de 1978
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