quinta-feira, maio 07, 2020

225. "TRÁS-OS-MONTES" na "Cinéma"

[Estreia em Paris, 22 de Março de 1978] 

Tras-os-montes

"Ce film est pour moi la révélation d'un nouveau langage cinématographique."
Jean Rouch

Pierres et visages inexpugnables. Quand les peuples enfouis et lointains parlent avec les mots du silence aride, leur langage ressemble à la forteresse poussiéreuse d'un mont. Chaque parole est le son multiple d'un secret ancestral. Tras-os-Montes est écrit avec les images des légendes, des litanies qui peuplent les souvenirs d'un passé assoupli par un oubli de mort. La mémoire devient un poème tranquille qui coule d'une source vers le cours long, la fluidité transitoire des images.

L'évocation du Nord-Est portugais, province oubliée par la lenteur fugitive de l'espoir, n'est pas seulement une peinture vigoureuse, une mise au point percutante. Margarida Martins Cordeiro et Antonio Reis ont évité la rhétorique facile du documentaire, de l'étude strictement sociologique pour découvrir la source naissante d'une écriture nouvelle: le poème cinématographique, la poésie en d'autres termes. Jean Rouch a raison quand il parle d'un nouveau langage cinématographique. Tras-os-Montes est écrit avec des images en vers. A la cadence brève de certains plans suit la longueur, l'alexandrin d'un plan-séquence. Il existe une musicalité visuelle qui rime doucement avec le regard. Ainsi le long plan fixe où un bourricot portant un homme trotte lentement vers nous. Le bourricot passe sur une partie ombragée de la route et, à ce moment, le bruit des sabots devient l'unique témoignage de mouvement. Notre regard n'arrive plus en effet à percevoir le déplacement: le bourricot semble trotter sur place. Le mouvement devient un infini imperceptible. Il se crée un vide, une sensation de vertige, une notion de perte d'équilibre. Le regard doit se ré-actualiser pour survivre.

Il existe une attirance subtile mais irrésistible du regard pour la chose vivante qui est vue. L'opposé de la tradition cinématographique, où la chose vue devient vivante grâce à notre regard. Ici, on dirait que l'image est si vitale, si gorgée de vie que notre regard se réduirait à un simple témoin oculaire, justement, de cette présence de vie. Tras-os-Montes dépasse ce stade. Il crée un dialogue en définitive mais un dialogue différent. L'image n'est plus seulement une porteuse de stimuli pour notre regard et ce dernier n'est plus un conduit de sensations. Image et regard ne sont pas trahis, pervertis. Ces deux composantes restent indépendantes et autonomes mais convergent, se traversent sans pour autant s'unir, "s'osmoser" dans un espace unique, une identité appauvrissante.

J'avais parlé, pour Dora et la lanterne magique de Pascal Kané, d'un regard repoussé, d'un cercle vicieux entre le spectateur et la chose vue. Dans Tras-os-montes, ce n'est pas un jeu rituel et visuel qui se produit mais la création d'un infini vacillant où s'engrouffe une poésie sensitive: le regard autonome ressent la vie de l'image. Il existe alors une perte, celui du Moi spectateur, le regard étant celui qui restent. Ainsi dans un long plan-séquence, une fille voit son père s'éloigner sur un cheval. La fille reste off, seule son ombre est visible. L'éloignement, le départ du père, ce vide devient alors beaucoup plus lourd. L'absence de la fille dans l'image correspond à l'absence future du père du lieu physique et vivant devenu image. Puis la fille apparaît dans le lieu vivant (le champ de l'image) et ce long adieu meurt avec la disparition du père de notre regard e du regard de la fille. L'image a donc explicité tout un discours intérieur (ombre de la fille - éloignement du père - apparition de la fille - disparition du père) sans que notre regard en soit concerné, perde son autonomie. Pourtant, une fois encore, ces deux composants convergent: le regard de la fille que nous ne pouvons voir (elle est firmée de dos) est la force motrice du plan et ce regard, cette vie intérieure de l'image, converge avec notre regard.

Tras-os-Montes est aussi un film sur le parcours des absences. Pendant tout le film, les individus cherchent et se cherchent, arrivent ou s'en vont, voient ou imaginent comme si le vide immense de ce pays poussiéreux et abandonné provoquait la quête métaphysique d'une existence, d'une preuve de sens. La prise en charge de lieu, de l'espace par l'individu ne correspond pas à une domination du temps: les gens attendent et entendent le temps passer, le vieux forgeron continue à travailler pour ne pas mourrir, Le peuple de Tras-os-Montes est à la recherche d'une propre identité, d'une raison de vivre. Margarida Martins Cordeiro et Antonio Reis traduisent à la perfection cette recherche. Le scénario reprend non seulement des légendes où l'immortalité, la perte temporelle est un facteur dominant mais aussi des drames humains où la séparation entre les individus est provoquée par la distance (qui est ici conçue comme une notion temporelle). Ainsi les enfants se perdent quelques instants dans la campagne mais quand ils reviennent au village plusieurs années sont passées et plus personne ne les reconnaît. C'est l'oubli de la mort. Condamnés à l'immortalité, ces enfants symbolisent non seulement la persistance de l'abandon, la misère éternelle des régions délaissées para une administration centraliste mais aussi le privilège, le triste avantage d'être l'ultime terre des mythes culturels. Le Nord-Est portugais, tel qu'il est décrit dans Tras-os-Montes, rappelle parfois cette atmosphère du théâtre grec, la racine de toute la culture occidentale. La cité platonicienne dans un oubli de mort. Nous sommes au bord du gouffre et à chaque plan où le vécu devient fort, pesque encombrant, cette sensation de vide se fait sentir insoutenable et insondable. La fin de ce monde matériel survit, difficile, dans l'espace que lui ouvre le monde imaginaire. De là, l'osmose entre légende et drame humain, entre temps réel et temps imaginaire, qui est vivante tout au long du film.

Tras-os-Montes est donc, par la force des choses, situé au bord d'un éternel recommencement, C'est la révolution permanente. A chaque plan nouveau, l'écriture est continuellement remise en question, parce que chaque plan comporte à lui-même une homogénéité, une vie intérieure. Il ne peut y avoir ici accumulation d'images qui s'annulent. L'ellipse semble ici absente bien que Tras-os-Montes soit composé d'une succession de styles entremêlés et de plusieurs linéarités sous-jacentes qui, boucle par boucle, se traversent. C'est ainsi que le film commence avec le récit de deux enfants, les souvenirs d'une mère, puis soudainement ces protagonistes qui semblaient tenir le fil conducteur, disparaissent et sont couverts par d'autres existences, d'autres récits de souvenirs. L'existence est la principale linéarité. Il y a toujours une vague qui couvre l'autre, un nouveau vers qui complète la rime. Cela s'explique. Chaque individu est ici partie intégrante de monde qui l'entoure. Sa solitude est le désert de cette région dépeuplée. La réalité ambiante incombe. L'image ici n'a pas de sens sans elle. La réalité n'est pas réduite à une image de vie mais est elle-même la vie de l'image. Le cinéma cesse d'être la pratique du monde, le réel, à tout instant renouvelée, chaque plan re-pratiquée. C'est pourquoi le off est ici si présent, ressenti. La caméra n'arrive jamais à se situer. Cette démarche peut être schématisée par ce plan-séquence où la caméra filmant dos paysans qui l'encerclent, tourne sur place et essaye d'appréhender l'espace. Soudainement, presque à l'insu de la caméra, des mêmes paysans sont habillés en ouvriers. Le plan n'arrivait pas à dominer la réalité (rurale) filmée que déjà à cette même réalité se superpose une autre (celle ouvrière). La réalité construit ele-même la métaphore, le concret génère son propre abstrait. Le cinéma semble totalement incapable d'assumer sa fonction et la dernière séquence de Tras-os-Montes, où la caméra suit, hésitante, dans l'obscurité, le son d'un train qui s'éloigne, est pareil au pas incertain d'un vieillard aveugle. António Reis e Margarida Martins Cordeiro nous enseignent que le grand cinéma est l'annulation de celui-ci ainsi que l'infini le plus immense et insoutenable est le néant. Tras-os-Montes finit donc par démontrer que si la vie dans le cinéma (miroir-reflet) est une duperie, la notion de cinéma pour la vie (ventre-procréation) est un triste sophisme. Ni miroir, ni ventre, le cinéma et la vie ne peuvent être mis em relation puisqu'ils sont du même corps intrinsèquement. Le cinéma ne peut être vidé de vie parce qu'il est le vide de la vie, il ne peut être privé de réalisme quand il en est la partie cachée.

Joris Ivens a dit "Tras-os-Montes continue de me poursuivre". Belle formule. Le cinéma poursuit les souvenirs comme le néant qui poursuit la vie.

Leonardo de la Fuente

Revista Cinéma, n.º 234, p. 77-78, de Junho de 1978.